Comprendre avec l'Action française la situation en Syrie
Pourquoi la libération de la Syrie fait-elle si peur à l’Occident ?
par Abd al-Wâhid ‘Alwânî (écrivain syrien)
in Al-Sharq al-Awsat, 1er octobre 2012
traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier
Les déclarations des responsables américains, de certains dirigeants européens et des responsables de l’Onu révèlent une profonde ambigüité délibérée dans leur lecture de la scène syrienne, bien
que celle-ci soit évidente et claire et qu’elle ne nécessite que peu d’effort d’analyse pour en faire une lecture précise. D’un autre côté, l’on pousse les événements vers toujours plus de
complexification afin que la question paraisse extrêmement complexe, impossible à régler à court terme, et de la maintenir otage de péripéties de terrain susceptibles de la faire exploser au
point de la rendre quasi incontrôlable. C’est ce constat qui rend l’étude des soubassements de cette politique occidentale pertinente du point de vue épistémologique car, en effet, la politique
des intérêts immédiats n’apporte pas d’explication convaincante et satisfaisante.
La relation de l’Occident avec l’Orient musulman est une relation pleine de blessures réciproques et la vision occidentale du monde musulman, fondée qu’elle est en particulier sur les
études orientalistes, reste prisonnière d’une vision classique, quelques soient les développements apportés aux méthodes d’approche, et même si les hommes politiques, en Occident, aujourd’hui, ne
se fondent pas sur les sources orientalistes, la vision orientaliste reste implicite dans le noyau de la culture occidentale, et le politique se meut en Occident à l’intérieur d’un espace
intellectuel saturé de cette conception orientaliste, par conséquent, il remet à l’ordre du jour cette conception, fusse de manière indirecte, dans toutes ses représentations politiques.
L’Islam qui vient à l’esprit de l’orientalisme occidental s’incarne dans les deux grandes percées musulmanes effectuées au cœur de l’Europe par Abdal-Rahman al-Dâkhil l’« Omeyyade » dans la
Péninsule ibérique et de Muhammad al-Fâtih l’« Ottoman » à Constantinople. Ces deux percées se sont produites lors d’époques impériales durant lesquelles le corps fondamental « sunnite » était
puissant et ambitieux. Cela explique qu’il soit évident, dans la vision occidentale, cette très grande méfiance face à la constitution de conditions susceptible de faire le lit d’une troisième
percée (musulmane) qui risquerait d’être décisive et de ne pas se contenter de pénétrer au cœur le Vieux continent.
L’Occident comprend que l’ambition qu’a l’Islam de s’étendre est incarnée dans la composante sunnite du corps islamique pour deux raisons, qui sont le fait que cette composante représente la
majorité de ce corps, d’une part, et que, celui que ses dirigeants sont impétueux et ambitieux et qu’ils n’ont jamais abandonné véritablement leurs représentations idéologiques et prosélytes qui
remontent à plusieurs siècles dans le passé et qui n’ont cessé de se renouveler à de multiples reprises. Les Occidentaux comprennent généralement que la vision islamique « sunnite »
contemporaine, qui admet la modernité et postule la nécessité d’interagir de manière moderne avec les peuples du monde, en acceptant la coexistence et le dialogue avec eux, ne le fait qu’en
raison de la faiblesse qui domine les « musulmans » au sens où cette modernité « artificielle » n’est que simple tactique passagère, dans l’attente d’un renforcement des musulmans qui leur
permettra de la rejeter par-dessus leur épaule pour s’atteler à étendre le territoire de l’Islam jusqu’à ce que celui-ci englobe la terre entière. Il s’agit là d’une vision qui ne se limite pas
au désir de recouvrer le prestige passé, mais qui transcende celui-ci afin de recouvrer toutes les avancées et tous les butins de cette expansion, et je ne pense pas que cette vision soit
susceptible de changer tant que l’ordre mondial ne sera pas un monde de coexistence et de pluralisme effectifs et justes.
L’Occident voit dans les minorités des soupapes de sécurité qui contribuent à affaiblir la composante sunnite de l’Islam. L’intérêt manifesté par l’Occident pour le communautarisme est dû à
l’importance que joue ce facteur dans sa maîtrise du monde musulman. En effet, les minorités aux racines musulmanes qui vivent aujourd’hui dans le monde musulman connaissent des conflits qui se
limitent, pour la plupart d’entre elles, à leur lutte contre le pouvoir historique sunnite, ce qui a eu une influence y compris sur leur structure idéologique, repoussant l’aspect prosélyte et
exégétique au second plan, face à l’objectif premier représenté par la prise pour cible de la composante sunnite, son affaiblissement et la vindicte contre lui, cela d’autant plus que cette
composante, en dépit du fait que ses ressortissants partagent les iniquités infligées par le pouvoir avec ceux des autres confessions, se voient investis de sa responsabilité, cela à travers la
légende du deuil et à travers l’épopée de la haine fondée sur l’escalade dans le discours de vengeance pratiquée par la supposée victimes. L’Occident comprend très bien que ces minorités ne
tourneront jamais leurs lances conte le monde occidental et que lesdites lances ont toujours été rougies du sang musulman, que ce soit à travers les conflits entre ces communautés elles-mêmes et
le pouvoir historiquement sunnite, ce qui est quelque chose de tout à fait naturel dans le continuum historique, les minorités ayant toujours eu des problèmes avec le pouvoir en place, et non pas
avec l’ennemi extérieur, à cause du pouvoir lui-même et à causes des immixtions nationalistes et politiques. Ainsi, ces minorités ont de tout temps lancé des accusations de trahison contre ledit
pouvoir en place pare qu’elles n’étaient pas suffisamment enthousiastes pour défendre un pouvoir qui les méprisait comme il méprisait leurs droits.
Quand l’Occident décida d’en finir avec l’Etat ottoman, ledit Etat était dans une situation de déliquescence et de faiblesse qu’avait aggravée son implication dans des alliances douteuses. La
chose fut planifiée de façon à ce que l’Etat ottoman soit le dernier empire musulman et la dernière possibilité pour les musulmans de participer fortement à la définition de l’avenir du monde.
C’est pourquoi une géographie piégée fut le principal moyen utilisé par ledit Occident pour s’assurer de la faiblesse requise du monde musulman, à laquelle s’ajoutait le soutien occidental à la
puissante structure dictatoriale des régimes de gouvernement au détriment de la puissance de l’Etat, au sens où le régime est puissant, mais où l’Etat est faible, ce qui permet au pouvoir de
devenir une force nuisible et tyrannique sur le plan intérieur, tout en étant paisible et conciliante sur le plan extérieur.
Dans cette vision, l’Iran a joui d’un rôle extrêmement important, ce pays ayant une grande influence historiquement mais s’étant investi d’un rôle plus ample et plus influent à travers le désir
qu’avait l’Occident de renforcer ledit rôle. Ainsi, à l’époque du Shah, l’Iran était l’unique flic dans la région, et il a pu imposer beaucoup d’accords et de faits accomplis scandaleux
contraires aux accords et aux arrangements internationaux. L’allégeance occidentale du Shah était évidente n’était pas sans conséquence pour l’Occident. C’est ainsi que le renversement
révolutionnaire du Shah est venu alléger le poids des conséquences des politiques régionales de l’Iran pour l’Occident. Depuis l’histoire de la prise de contrôle de l’ambassade américaine, voici
de cela plus de trois décennies, l’Iran a occupé les unes en tant qu’ennemi de l’Occident, et principalement des Etats-Unis (le Grand Satan). Et bien que la relation dans son aspect extérieur
politique ait outrepassé de beaucoup ce qui pousse ordinairement l’Occident à déclarer la guerre à autrui, les bruits de bottes, en Iran, depuis plus de trente ans, n’ont entraîné aucun
affrontement véritable entre l’Iran et l’Occident. Bien au contraire, la plupart des conflits et des transformations de la région ont montré l’existence d’un partage du butin et des avantages en
résultant.
Au cours de plus de trois décennies, les politiques suivies par la classe dirigeante en Iran a exposé ce pays à des conflits locaux et régionaux, tandis que les Iraniens restaient les otages d’un
régime intérieur oppresseur et corrompu empêchant la majorité du peuple de s’exprimer et procurant aux autres des rêves et des exploits héroïques imaginaires. Mais on ne peut expliquer le rôle
joué par l’Iran sans prendre en compte sa présence dans d’autres contrées et ce rôle peut notamment entrer dans le cadre de sa dépendance vis-à-vis de l’Occident, mais quoi qu’il en soit ce rôle
s’explique par le fait qu’il s’inscrit dans le cadre des marchandages et des luttes d’influence. Rien ne le démontre mieux que la contribution centrale de l’Iran dans l’axe liant Téhéran à
Beyrouth via Bagdad et Damas, ainsi que le conflit au Soudan dont le peuple soudanais paie le prix dans une guerre par procuration faite par l’Iran, qui soutient le régime de Bachir et Israël,
qui soutient le régime de Salva Kiir. Les divers scénarios de guerre américaine au Moyen-Orient ont toujours chargé l’Iran ce que ce pays était incapable de réaliser seul. L’exemple illustrant le
mieux cette réalité aujourd’hui, c’est celui de l’Irak, et auparavant, il y a eu aussi le cas de la guerre en Afghanistan. Devant les réalités et devant les évolutions réelles, toutes les
déclarations et toutes les menaces occidentales s’avèrent n’avoir été que des bulles visant à dissimuler une coopération stratégique et des plans moyen-orientaux dont l’axe central est l’Iran,
ainsi qu’Israël, dans une moindre mesure.
On ne peut comprendre le rôle joué par l’Iran isolément du « croissant chiite » qui coupe l’ensemble géographique sunnite en deux parties principales : la partie du nord-est, dans laquelle
dominent plutôt les aspects sentimentaux et existentiels, et la partie sud-ouest, qui produit le sens, qui le régit. Et tandis que dans les pays non arabes s’aggravent les conflits nationaux, qui
y entraînent un surcroît d’éloignement par rapport au respect du sens, le nationalisme, au contraire, dans les pays arabes, représente précisément un moyen puissant pour occulter la profondeur
islamique « sunnite ».
Il est certain que l’islamophobie occidentale est fondée sur des expériences historiques et qu’elle est alimentée par les mouvements de l’Islam politique qui connaissent une ascension
essentiellement à cause des politiques occidentales agressives soutenant l’entité sioniste et les régimes dictatoriaux dans le monde arabe et dans le monde musulman. Cette islamophobie qui a
suscité les polémiques et les doutes, s’est transformée, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, en conscience non équivoque chez tout Occidental. Mais nous ne devons pas oublier que
l’Occident a toujours eu besoin d’un ennemi puissant permettant aux composantes occidentales de transcender leurs contradictions internes et de s’unir face au monde, en effet, l’identité
occidentale est méprisante ; elle ne s’appuie pas sur les seuls rôles culturel, scientifique et philosophique, le principal élément en elle, l’élément qui la pousse au premier rang consiste
toujours à trouver une ennemi commun menaçant, afin que l’Occident puisse rester à la tête du monde et que tous les autres occupent un rang subalterne avec la nécessité que cela implique
nécessairement d’avoir à faire face et à contenir l’envie et la haine qui ne pourront qu’augmenter selon l’expression peu élégante de l’orientaliste Bernard Lewis, ou bien l’état primitif sauvage
de caravanes incapables de rattraper le cortège civilisé occidental selon les expressions utilisées par Fukuyama. Durant un demi-siècle, l’Union soviétique était le responsable de toutes les
menaces qui pesaient sur l’Occident capitaliste. Dans le cadre de la Guerre froide, l’ensemble du monde musulman ployait sous des régimes oppressifs tirant leur légitimité et leur force de
l’extérieur. Après la chute de l’URSS, il fallait trouver un autre ennemi non moins convaincant pour l’individu européen et pour la mentalité européenne grâce à sa dangerosité et à son
agressivité. Cela avait été préparé par une mise en condition intellectuelle par les « thèses » de Samuel Huntington sur les conflits entre civilisations, lesquelles thèses, même si elles font
moins polémique aujourd’hui, continuent à présider aux politiques occidentales. Elles on trait à une coopération dangereuse entre le confucianisme et l’Islam. Certes, l’Islam visé ici, c’est le
grand bloc sunnite, et non pas la coopération irano-chinoise. En effet, l’Occident a conscience de la dimension sassanide de la culture politique iranienne, qui fait du pouvoir iranien
aujourd’hui plus proche de la situation safavide fondée sur un complexe d’agressivité mêlé de nationalisme outrecuidant.
Si l’Iran était sérieusement désireux de servir le projet islamique, de faire face à l’hégémonie européenne et de couper les mains occidentales intervenant dans les destinées des peuples de la
région, il devrait à tout le moins neutraliser sa dimension communautariste face aux révolutions arabes. En effet, tandis qu’il accueillait avec froideur certaines de ces révolutions, il
s’enthousiasmait pour d’autres, tout en faisant preuve d’animosité envers d’autres encore. Si l’Iran a dénoncé les régimes de Kadhafi, de Moubarak et de Ben Ali, il a corrompu la révolution
bahreïnie en lui conférant une dimension confessionnelle et il a tout fait afin d’enterrer vivante l’insurrection du peuple syrien contre un régime tyrannique et corrompu.
S’il avait été sincère dans ses intentions islamiques, l’Iran avait une réelle opportunité de régler un problème historique très complexe. En effet, si l’Iran avait opté pour le soutien au peuple
syrien, ses intérêts futurs n’auraient nullement été menacés et il aurait préparé le terrain, rendant possible une pureté d’intentions entre les diverses communautés au niveau de l’ensemble du
monde musulman et en particulier en ce qui concerne les questions difficiles questions de la dissension entre sunnites et chiites. Mais l’Iran ne désire pas cela et il n’a jamais été sincère
depuis sa révolution, qui est aujourd’hui au milieu de sa quatrième décennie, même s’il ne cesse de prétendre le contraire. Ainsi, la Brigade de Jérusalem (faylaq al-Quds) n’a jamais rien fait,
depuis sa fondation, pour Jérusalem. Il a toujours été occupé, en Iran même, par son travail consistant à persécuter tout défenseur des droits de l’homme chez les Iraniens, chez les Arabes de la
région des Ahwâz, chez les Kurdes de Mahabad et chez les Baloutches, ou à l’intérieur d’autres pays, comme l’Irak et la Syrie.
La constante la plus constante dans les politiques occidentales vis-à)-vis du monde islamique, que guident aujourd’hui les Etats-Unis, c’est cette même constante qu’elles ont héritées de
l’Occident d’avant les deux conflits mondiaux, que dirigeaient principalement l’Angleterre et la France, et qui consistait à soutenir les minorités d’une manière amenant celles-ci à servir les
projets occidentaux, et non pas leurs propres intérêts communautaires. Aujourd’hui, le cas de la Syrie incarne les aspects les plus significatifs de cette politique. En effet, l’Occident
contribue lui-même à transformer le mouvement (syrien) de protestation contre l’oppression et la corruption en guerre confessionnelle susceptible de permettre à l’Occident d’intervenir à point
nommé pour impartir à la Syrie et à la région du Moyen-Orient ce qui sera leur destinée pour les décennies à venir. Certes, il n’existe pas de manuel décrivant précisément les comportements, les
prises de position et les politiques occidentales, mais il existe des dimensions épistémologiques indéniables qui sont notamment sa très grande méfiance quant au risque que les circonstances ne
soient favorables à une troisième percée islamique au cœur de l’Occident, et cette dimension est précisément ce qui lève l’ambigüité autour de ce l’on pense être des politiques contradictoires
dont l’Occident ferait montre vis-à-vis des événements importants et marquants en cours dans le monde musulman.