Pour son tricentenaire: Rousseau jugé par l'Action française
Pour le tricentenaire de la naissance de Rousseau, nous ne pouvons mieux faire que de laisser la parole à l'un de nos maîtres, le comte Léon de Montesquiou, pour résumer les griefs que nous faisons à cet homme néfaste, dont les principes mortifères gouvernent encore notre société post-soixante-huitarde. On lira donc ci-dessous l'article qu'il lui consacra dans l'un des premiers numéros de L'Action Française quotidienne, voici cent quatre ans: tant que les Français n'auront pas pris le contre-pied de ces principes antinaturels, son jugement restera d'actualité.
A.F.-Grand Sud-Ouest.
Jean-Jacques Rousseau
On a inauguré dimanche dernier, à Ermenonville, un monument à J.-J. Rousseau, au lieu de sa sépulture. Je ne vois pas que personne ait rappelé à ce propos les paroles, bien suggestives dans leur brièveté, que Bonaparte prononça dans ce même lieu, et que Stanislas de Girardin, qui était alors propriétaire du château d’Ermenonville, nous rapporte dans ses mémoires.
« Arrivé dans l’île des Peupliers, écrit Girardin, le premier consul s’est arrêté devant le tombeau de J.-J. Rousseau et a dit : – Il eût mieux valu pour le repos de la France que cet homme n’eût jamais existé. – Et pourquoi, citoyen consul ! – C’est lui qui a préparé la Révolution française. – Je ne croyais pas que c’était à vous à vous plaindre de la Révolution. – Eh bien ! l’avenir apprendra s’il ne valait pas mieux, pour le repos de la terre, que Rousseau ni moi n’eussions jamais existé. »
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Certes, Rousseau n’est pas le seul fauteur de la Révolution. Mais il est le plus grand coupable, car il a employé ses dons d’éloquence à fournir un semblant d’assise philosophique aux passions anarchiques qui fermentaient alors.
Il s’est attaché principalement à propager trois grandes erreurs sociales qui, mises en œuvre, nous mènent à la dissolution.
Par son Contrat social, d’abord, il a tenté de légitimer la démocratie. Pour cela il invente un état antérieur à l’état de société qu’il appelle « l’état de nature ». Dans cet état de nature, déclare-t-il, l’individu possédait des droits. Ces droits, chacun, en constituant la société, a la volonté manifeste non de les abandonner, mais au contraire de les consolider par le moyen de la loi. Mais pour cela il faut que la loi représente la volonté de chaque individu. De là la nécessité, la sainteté dirais-je même, du suffrage universel.
Ici se présente, il est vrai, une difficulté. Suffrage universel ne peut que signifier, aussi parfaite qu’on suppose la théorie, que volonté de la majorité. La loi n’exprime donc pas la volonté de chaque individu. Rousseau résout cette difficulté par un acte de foi dans la majorité. La majorité ne peut se tromper. Ce qu’elle décrète est le bien, le beau, le vrai. Et si moi, minorité, je vais à l’encontre, je m’égare sur ce que je veux moi-même. Car profondément moi aussi je veux le bien, le beau, le vrai. Or la majorité m’offre tout cela.
Si j’avais la place de rapporter ici les paroles de Rousseau, on verrait que je n’exagère en rien le sophisme.
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La deuxième grande erreur propagée par Rousseau est que l’homme livré à ses impulsions naturelles sait trouver par lui-même le droit chemin. « La conscience ne trompe jamais, déclare-t-il. Qui la suit obéit à la nature et ne craint point de s’égarer. »
S’il en est ainsi, plus de gouvernement spirituel, plus d’église. Nous n’avons pas à être enseignés, à être façonnés. A chacun à laisser parler son dieu intérieur, à se laisser diriger par lui. Théorie éminemment anarchique qui, prise par Kant à Rousseau, et développée et systématisée par lui, est venue jusqu’à nous, et fait le fond de notre philosophie morale officielle.
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Enfin troisième grande erreur, dans laquelle Rousseau s’est principalement complu, c’est celle sur la bonté naturelle de l’homme et sur sa corruption dont la société est seule coupable. « La nature a fait l’homme heureux et bon, la société le déprave et le fait misérable. » Voilà la théorie résumée par Rousseau lui-même.
Une telle théorie nous incite à nous défier de ce qui nous est transmis par la société, à rejeter donc toute tradition. Que dis-je ! Puisque la société est si malfaisante, réjouissons-nous de sa ruine, travaillons à l’anarchie.
Anarchie politique, anarchie spirituelle, rejet de toute tradition, destruction de tout gouvernement spirituel, en fait de l’Eglise catholique, enfin, faute de mieux, – car l’anarchie, « l’état de nature », sans doute serait préférable, mais peut-être ne nous est-il plus possible d’y retourner, – donc, faute de mieux, régime démocratique, voilà ce que nous propose Rousseau.
Et quel fut-il ce propagateur de tous les plus mauvais principes révolutionnaires ? A la fin de son étude désormais classique, M. Jules Lemaître le qualifie ainsi : « un étranger, un perpétuel malade, et finalement un fou ».
Léon de MONTESQUIOU.
(Action Française, 23 octobre 1908.)