Sois belle et bats-toi: l'Action française, la théorie du genre et le féminisme
On lira avec fruit, en cette journée des femmes, les réflexions d'un philosophe féministe, - mais néanmoins consciente des impasses dans lesquelles la femme contemporaine se retrouve, - sur les tenants et les aboutissants de la dictature de la beauté en Occident aujourd'hui. Après quarante ans, il est certain que les féministes des années 1960-70, en prétendant "libérer" les femmes de leurs obligations naturelles (mariage et maternité), ne les ont pas rendues heureuses pour autant! Le seul nombre de divorces en atteste: plus d'un mariage sur trois est voué à l'échec.
Toutefois, la démonstration du philosophe est d'un optimisme qui confine à la naïveté. Pour lui, entre les diktats de la mode et des médias, la femme aurait un large éventail de choix, entre lesquels elle ferait son marché. Et ainsi, elle se construirait. Mais dans quel autre cadre esthétique et social, que celui qui lui est imposé et qu'elle tente, plus ou moins adroitement, de transformer à son avantage? Voilà les limites de l'horizon conceptuel de la femme contemporaine, qu'elle ne peut transgresser sous peine d'ostracisme. Comment l'auteur ne voit-il pas que cela se résume à la marchandisation de la femme elle-même, devenue un consommateur comme les autres, et un produit au rayon de la vie, semblable aux cosmétiques qu'elle utilise? Etre un produit souvent bas de gamme, jetable et réutilisable à volonté, ne nous semble pas être une ambition digne de la femme française. Loin d'être un accroissement de son "moi", la prison dorée, dans laquelle le Système capitalistique la place, ne se traduit pour elle que par un appauvrissement spirituel et psychique.
A.F.-Bordeaux & Basse-Guyenne
"Le corps des femmes se livre chaque jour à tous les regards, dans un dévoilement qui l'offre à la concupiscence comme à la vindicte, et dans des proportions qui font qu'il est devenu impossible de ne pas le considérer. Contemplé, apprécié, vénéré, le corps féminin est aussi examiné, jugé, critiqué, selon un curieux mouvement qui voit la dimension corporelle de l'existence revêtir une importance inouïe pour les femmes d'aujourd'hui (pour les hommes aussi, mais ce n'est pas mon propos ici) tout en faisant l'objet d'une dénonciation quasi unanime en tant que vecteur d'assujettissement.
"Pour comprendre les raisons de cet opprobre, il faut remonter à la révolution des mentalités qu'il s'est agi d'opérer dans le moment du féminisme de la seconde vague. Après que la femme a été réduite à son sexe, il fallait la redéfinir comme non sexuée pour fonder sa prétention à investir le monde. C'est ce qu'ont fait les études sur le genre (Gender Studies) qui se sont appliquées à refuser que l'on distingue les hommes et les femmes en fonction de caractéristiques jugées immuables parce qu'enracinées dans la biologie. Selon la perspective genrée, un individu devient femme ou homme au gré d'un processus par lequel il intériorise jusqu'à les envisager comme naturels les comportements et les modes de pensée prétendument inhérents à son sexe de naissance.
"Or, parmi les mécanismes les plus décriés pour leur participation à la construction des genres, se trouvent tous ceux qui regardent le corps féminin. C'est que celui-ci est bien le point commun aux anciennes assignations liées à la condition domestique : le corps des épouses qui se mettent au service du bien-être quotidien de leurs maris, le corps des mères qui portent et nourrissent leur progéniture, le corps des amantes qui se font objets du désir des hommes. Voilà pourquoi le combat contre la relégation au foyer et l'exclusion sociale des femmes s'est souvent accompagné d'une dévaluation de tout ce qui avait trait à la corporéité féminine, comme si la prison dont il fallait les extirper, c'était celle de leur enveloppe corporelle.
"Dans la période récente, la charge qui fait du corps féminin le lieu par excellence de la domination masculine s'est concentrée sur la préoccupation esthétique. Il s'agit de tordre le cou aux stéréotypes qui enferment les femmes dans la tyrannie de l'apparence, de la petite fille affichant un goût immodéré pour le rose et les jupes "qui tournent", à la femme d'âge mûr obsédée par l'idée d'effacer les traces que le temps laisse sur son visage, en passant par la jeune fille trop précocément soucieuse de répondre aux canons d'une beauté médiatiquement prescrite. En un mot, tout ce qui ramène les femmes à leur image est assimilé à une entreprise avilissante qui les rabaisse au rang d'objet et les prive de la possibilité d'une vie libre.
"C'est la position que synthétise Mona Chollet dans son dernier ouvrage, Beauté fatale. Les nouveaux visages d'une aliénation féminine (Editions Zones, 2012). Soumises aux diktats du complexe mode-beauté les enjoignant à assumer une "féminité consumériste et sexy", les femmes seraient réduites à n'être que des créatures décoratives privées de toute singularité. Au-delà de la diatribe contre les modalités de cette "aliénation participative" (Internet y joue un rôle central), c'est l'assimilation établie entre quête de la beauté et perte de la liberté qui m'interroge : le corps féminin serait le lieu du "refus de leur accession au statut de sujet à part entière". Une telle interprétation du souci esthétique comme aliénation véhicule un paradoxe de taille : les femmes seraient par un côté absolument libres en tant qu'individus de droits et totalement soumises comme êtres féminins. Elles auraient obtenu la reconnaissance de leur légitimité sociale et professionnelle tout en continuant d'être appréhendées comme des êtres de subordination dans le registre personnel de la relation à soi. Incapables de distance critique vis-à-vis de leur propre image et asservies par les mécanismes de la prescription médiatique et commerciale, elles n'auraient en quelque sorte pas d'autre relation au corps que contrainte et déterminée.
"Ce prisme interprétatif ne me semble pas rendre compte de la réalité des existences féminines à l'âge de l'émancipation. Je crois que la liberté conquise est tout aussi structurante dans la sphère intime que dans la sphère sociale : si l'on excepte les cas de violence subie et de contrainte abusive, les femmes ont prise sur leur corps comme sur leur vie affective. Cela n'exclut pas qu'il y ait là quelque chose d'immédiatement problématique, l'application à soi d'une vraie liberté, c'est-à-dire d'une liberté consciente de ses déterminations et de ses limites, ne se fait pas sans difficultés. C'est même un véritable défi, constitutif me semble-t-il de la condition féminine contemporaine : comment vivre sereinement dans son corps féminin quand on est prise en tenailles entre la dévaluation féministe des signes extérieurs de féminité et les injonctions toujours plus nombreuses à une forme idéalisée et inatteignable de beauté féminine ?
"Quand on est une femme, s'affirmer comme un sujet implique de réfléchir sa féminité, dans les deux sens d'une projection hors de soi de son image et d'une réflexion sur cette image. Très prosaïquement, chaque femme fait l'expérience, chaque matin, de cette mise en abîme devant son miroir : se regarder, considérer son reflet et le modifier, se regarder à nouveau en intégrant le point de vue de l'autre (homme ou femme peu importe), pour enfin s'approprier cette image dans une version qui soit en adéquation avec son intériorité. C'est ce que recouvre selon moi le souci esthétique, la recherche d'une présentation de soi conforme non pas tant aux canons du beau tel qu'il est socialement prescrit (et qui n'est qu'un étalon avec tout ce que cela implique d'infinie distance) qu'aux critères personnels par lesquels l'image de soi corporelle entre en consonance avec l'image de soi subjective.
"Voilà pourquoi l'analyse que propose Nancy Huston dans son dernier livre, Reflets dans un œil d'homme (Actes Sud, 2012), me paraît dépassée : si les femmes se font belles, écrit-elle, c'est qu'elles souhaitent attirer sur elles le regard des hommes. La maternité ayant été socialement dévalorisée (une totale contre-intuition selon moi), la séduction aurait remplacé la reproduction, les femmes se trouvant enjointes à incarner une beauté stérile motivée par le seul désir masculin. A rebours de cette position objectivante, je pense que si le corps féminin fait l'objet d'un investissement spécifique et que la perspective de le présenter sous le meilleur jour est quotidienne, c'est qu'il existe un lien étroit et positif entre existence féminine et apparence. Dans la neutralité de son statut de sujet, la femme choisit de se présenter comme femme, un peu, beaucoup ou... pas du tout.
"Car l'éventail des choix de féminité est très largement ouvert, de la minoration frôlant la masculinisation à l'ultra-féminisation touchant à la caricature, chaque femme choisit en quelque sorte le degré de féminité qu'elle désire assumer socialement, celui qui lui permettra d'exprimer sa singularité. Que cela prenne parfois des tournures excessives, voire outrancières, et que le système médiatico-commercial y soit pour beaucoup, n'enlève rien à cette dimension identitaire du souci esthétique. L'obsession de l'apparence révèle un malaise, celui de toutes celles qui ne savent plus comment attester de leur être féminin maintenant qu'elles vivent et se pensent comme des sujets sans disposer d'autres modèles de sujet que masculins. Ce constat ne nous empêche pas je crois de tenter une réévaluation positive de la quête de la beauté en postulant que, loin de faire des femmes des objets façonnés par le regard des hommes et les diktats du marché, celle-ci participe de la construction du sujet féminin.
"De cela, j'ai trouvé quelques arguments dans l'analyse que propose Jacques Dewitte de l'ornement en architecture (La manifestation de soi, La Découverte, 2010). Le philosophe belge nous apprend que, dans l'ornement, c'est la relation à la chose à orner qui est première : au sein de cette relation, et l'ornement et ce qui est orné s'enrichissent mutuellement, chacun se trouvant modifié par l'autre. Plus encore, précise Dewitte, c'est dans la façon dont elle se montre et se présente que la chose ornée advient à elle-même, obtenant un "accroissement d'être". Ce que l'ornement révèle ainsi, c'est l'existence d'une relation entre être et représentation : "il y a déjà de l'être, et qui plus est, de l'être doué d'une dignité, d'un rang particulier (d'une forme d'excellence) ; mais cet être fini doit aussi «se représenter» pour trouver son accomplissement". Voilà pourquoi l'ornement n'est pas simple adjonction de détail ou raffinement de forme, c'est un geste "gratuit et nécessaire" qui permet l'accès à soi de la chose ornée.
"Appliquée librement à notre sujet, la chose peut se dire ainsi : par le travail quotidien sur son apparence, une femme entre dans un processus d'enrichissement de son être qui passe par le choix qu'elle fait d'une représentation d'elle-même. Loin de l'assimiler au statut d'objet, cette représentation la pose comme sujet : derrière le paraître, elle dit quelque chose de son être. Le souci de son apparence renvoie non seulement à une recherche de l'adéquation à soi par laquelle une femme deviendra ce qu'elle est, mais elle témoigne aussi de la valeur qu'elle se confère en tant qu'être digne d'être orné. Comprise en ces termes, la démarche d'embellissement obéit à une logique proprement inverse de celle de l'aliénation, elle témoigne d'une libre appropriation de soi qui est aussi augmentation de soi. Si le corps des femmes a longtemps été synonyme d'entraves et de soumission, il me paraît temps désormais de le réinvestir de façon positive, comme le vecteur incontournable de leur rapport au monde et aux autres.
"J'ai développé ces arguments dans un article qui paraît ce mois-ci dans l'excellente revue Le Philosophoire dont le dernier numéro est consacré à la beauté ("La beauté féminine, un projet de coïncidence à soi", Le Philosophoire, n° 38, automne 2012)."
Camille Froidevaux-Metterie
Source: http://www.philomag.com/blogs/feminin-singulier/sois-belle-et-sois-toi