Claire Mazeron: "Vous chantiez? eh bien, dansez, maintenant!"
« Mesdames et Messieurs, en piste ! »
Ecole des petits rats de l’Opéra ? Thé dansant du dimanche après-midi ? Non. Ainsi parle Rodney, enseignant à l’école primaire n°115 de Brooklyn et représentant du très officiel « programme » mis en place depuis 1994 par la municipalité de New York : l’enseignement des danses de salon aux petits élèves du Bronx ou du Queens, fraîchement débarqués d’îles caribéennes en déshérence. Dix semaines pour apprendre, non le hip hop ou la tecktonik, mais des horreurs rétrogrades telles que le tango à papa, la rhumba à maman, et le fox-trot des grands-parents. Dix semaines pour apprendre la grâce, pas celle promise par les officines religieuses, mais celle que donne la précision du geste. Dix semaines pour apprendre, non pas la tolérance — à réserver, comme disaient Clemenceau ou Claudel, aux maisons du même nom — mais à ne pas marcher sur les pieds de l’autre, au propre comme au figuré. Et, au-delà et surtout, dix semaines pour apprendre à gagner : car de pré-sélections en challenges de quartiers, et jusqu’à la grande finale, l’objectif est bien présent dans tous les jeunes, et moins jeunes esprits : rapporter le trophée, plus haut que soi, qui récompensera la meilleure école en lice.
« Est-ce qu’il y aura des médailles ? » demande, les yeux brillants, Cyrus, petit blondinet bouclé et joufflu de huit ans. Qui remarque un peu plus loin, perplexe, qu’ « on dirait un sport que l’on n’appellerait pas un sport ».
Un sport un peu particulier en effet. Un jeu tout d’abord : en témoigne le plaisir évident que prennent nos jeunes danseurs à torturer la rhumba, et, au-delà, le bras de leur partenaire. Pédagogisme, me direz-vous : faire danser les élèves sur les heures de cours, ne serait-ce pas un énième avatar de la pédagogie du détour ? Après « loisirs créatifs et lutte contre les discriminations » ou « pâte à crêpes et remédiation lecture », voici « danse et citoyenneté » !
Claire Mazeron,
ex-championne de danses de salon
(Photo D.R.)
Je ne suis pas fan de l’éducation à l’américaine, dont nous avons tous pointé depuis des lustres les errances pédagogistes. L’enseignement si volontiers « progressiste » y a longtemps tué dans l’œuf toute possibilité de réelle promotion sociale par l’Ecole. Il y a pourtant sans doute quelque chose de moins pourri sur les terres de l’Oncle Sam qu’au royaume du Mammouth. Car loin de proposer aux élèves ce qu’ils peuvent déjà trouver en bas des immeubles, au nom de l’adaptation au milieu local, c’est une véritable acculturation salutaire qu’imposent ces écoles américaines : l’accès gratuit — c’est suffisamment rare au pays de l’argent-roi pour le souligner — à tout un pan de la culture dominante, celle des beaux quartiers, la seule qui permette d’acquérir les codes de la réussite. La « contre-culture », si elle existe, celle du rap et du hip hop, ne franchira pas, tout au long des 90 minutes de ce documentaire, les portes de l’école. Le misérabilisme non plus : on évoque avec pudeur entre copines, sur les marches des immeubles défraîchis, ceux qui ont « dévié » du droit chemin, tombés dans la drogue ou la délinquance, ou les recompositions familiales parfois complexes. Mais dans le gymnase au parquet immaculé, on se tait, on rentre sa chemise et on la mouille.
Un sport, donc : l’apprentissage de l’effort, et d’une technique de haut vol, presque centenaire. Pas de place ici pour l’improvisation, pour l’expression du moi profond, pour la construction de ses propres savoirs. On ne bavasse pas en rond pour savoir si les Britanniques, fondateurs du genre, ont eu raison ou non de placer ainsi les corps. On répète, heure après heure, des gestes codifiés à l’extrême, précis à la phalange près. On est vite ridicule lorsqu’on ne les respecte pas… Car la sensualité apparemment débridée du merengue ou de la rhumba est tout sauf spontanéité : comme l’art de la drague se nourrit de la maîtrise des mots, elle se construit par l’apprentissage, dans la sueur, des gestes de la séduction. La créativité personnelle viendra plus tard, lorsque menottes et petons seront animés d’une vie propre et autonome.
Un sport, oui, mais un sport collectif. Et fait unique, une équipe mixte, à l’âge où garçons et filles s’évitent soigneusement. Premiers contacts. Les mains se cherchent, hésitent avant de s’agripper, maladroitement d’abord, plus fermement au fil des semaines. « De quelle couleur sont les yeux de ta partenaire ? » questionne insidieusement Rodney, face aux regards qui s’évitent. Les garçons volontairement « machos » sont renvoyés à leurs propres lacunes : « Ils ne mènent rien ! » Apprentissage de la tolérance au final donc, mais sans que jamais le terme ne soit mentionné par les uns ou les autres. Pas de « leçon citoyenne » dans ce film : on n’apprendra qu’à la toute fin du film, au passage, que « Michelle n’a posé aucun problème de discipline cette année » ou que « Wilson est devenu un vrai petit monsieur ». Un progrès collatéral en somme. Tout comme la confrontation aux grands textes permet seule, au fond, l’apprentissage des valeurs démocratiques et de la vie en société, loin des discours et autres sensibilisations « hors-sol ».
Car l’objectif final est bien avant tout de relever le défi : placer son école en tête du classement. « Soit on gagne, soit on perd. Si on n’est pas numéro un, on a perdu. C’est une leçon de vie », rappelle le grand ordonnateur du concours. L’échec est admis, mais pas le manque d’effort ou de combativité. On est loin des délires égalitaristes de la Constante Macabre. Chacun sera d’ailleurs récompensé au final, mais selon ses mérites : par l’attribution de « rubans » — bronze, argent, puis or —, correspondant à un niveau donné, chaque équipe est incitée à progresser. La compétition est au-delà, l’apprentissage de l’échec aussi : les enseignants réconfortent les perdants, mais incitent à la responsabilité personnelle, loin des réactions spontanées et épidermiques de déception bien compréhensibles.
Une expérience qu’il serait peut-être intéressant d’envisager de l’autre côté de l’Atlantique. Elle n’est certes pas exempte de critiques. La forme même du documentaire, scénarisé comme seules savent l’être les productions américaines, doit inciter à la retenue dans l’enthousiasme. Et comment oublier l’image de Taha et Mohammed assis dans un coin du gymnase, soumis aux interdits de religions haineuses du corps — et que les enseignants excluent, puisqu’ils n’hésitent pas à s’exclure ? On gardera pourtant en mémoire cette phrase d’une enseignante, qui conclut le film : « Trouver une chose qu’on aime faire, et la faire très bien ». Une maxime que seraient bien avisés d’adopter les fossoyeurs d’un enseignement de qualité et autres thuriféraires du collège unique.
Claire MAZERON
ex-championne de danses de salon,
vice-présidente du
Syndicat national autonome
des lycées et collèges
(S.N.A.L.C.)
et auteur de
L'Autopsie du Mammouth (Gawsévitch, 2010).
PS. Bande-annonce, extraits significatifs et interview (en anglais…) de la réalisatrice sur http://www.youtube.com/watch?v=F5wEb_3S2VM
Source: http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2009/04/27/eh-bien-dansez-maintenant.html