Islam, laïcité, modernité

Publié le par Fédération interprovinciale du Grand Sud-Ouest de l'A.F.

Nous donnons ci-dessous l'excellent billet du père Emmanuel Pic, professeur au grand séminaire de Mayidi (Congo-Brazzaville) et à la Catho de Bourgogne, publié sous le titre "Laïque comme Dieu en France" sur www.sacristains.fr; la seule nuance que la fédération Grand Sud-Ouest de l'Action française apporte est dans l'appréciation, un tantinet trop indulgente, qu'il a de ces canailles anticléricales de Combes et de Briand:

 

"Il y a des mots qui, à force d’être utilisés, s’usent tellement qu’ils ne veulent plus rien dire. Dans ce dictionnaire des mots en voie de dissolution, « Laïcité » figure en bonne place. La tribune publiée par la conférence des responsables de culte vient opportunément le rappeler : invoquer la laïcité à tort et à travers ne fait que rajouter à la confusion générale. Une confusion d’autant plus regrettable que, comme le rappellent les signataires, c’est « un des supports de notre démocratie » qui se trouve ainsi fragilisé.

 

"Petit rappel : la laïcité, en France, est la forme que prend chez nous la sécularisation, c’est-à-dire le long processus au terme duquel Dieu a cessé d’être la réponse aux questions qui n’ont pas de réponse, et la justification de l’ordre social. Cette exception française n’est pas seulement une question de mots : elle vise la manière dont s’est déroulé ce processus, en particulier à travers les « lois de laïcité » des débuts de la IIIe République. Laïcisation des funérailles, séparation de l’instruction religieuse et de l’instruction publique, expulsions de congrégations, ont culminé en 1905 par le vote de la fameuse loi de séparation.

 

"La loi de 1905 n’est pas anticléricale, contrairement aux intentions de son initiateur, Émile Combes. Ce n’est d’ailleurs pas ce dernier qui en est l’auteur, mais Aristide Briand, qui lui avait succédé dans un esprit d’apaisement. Elle commence par la proclamation de la liberté de conscience et garantit la liberté des cultes ; elle se poursuit par la privatisation de ces cultes : il faut entendre cette privatisation au sens où l’État déclare ne plus intervenir dans ce domaine, ce qui se traduit d’abord par un arrêt de leur financement public ; elle se conclut par l’organisation nouvelle des relations entre les religions et l’État (ce qui signifie que l’État continue à reconnaître l’existence des Églises et leur organisation propre).

 

"La loi de séparation a dû être complétée très rapidement, en particulier à cause de l’opposition des catholiques à la formation autoritaire d’associations cultuelles ; elle n’a donc jamais été considérée comme un bloc intouchable. Ce sont les grands équilibres qu’elle établit qui sont à respecter : liberté religieuse, séparation d’avec l’État, respect des convictions de chacun, garantie par l’État de l’exercice libre des cultes. La séparation a été comprise dès l’origine comme une obligation de neutralité de l’État, et donc des services publics. C’est à ces grands équilibres qu’on donne le nom de « laïcité », ce sont eux qui sont visés par la Constitution lorsqu’elle proclame que la République est laïque.

 

"La laïcité ainsi entendue a aujourd’hui une conséquence paradoxale : en assurant la liberté de culte, elle a permis une modification considérable du paysage religieux de notre pays. S’il y a aujourd’hui autant de mosquées, de temples bouddhistes et d’églises évangéliques en France, c’est bien à cause de la loi de 1905 et de la conception de la laïcité qui en résulte. Cela fait de notre pays l’un des endroits au monde où les conséquences de la modernité sur les manières de croire sont les plus évidentes : pour reprendre en la détournant l’expression d’un éminent sociologue des religions1, « Dieu change en France… mais il n’est pas prêt de quitter la France ».

 

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Notre Saint-Père le Pape Benoît XVI (photo D.R.)

 

"Les changements dans l’univers religieux – et en particulier l’apparition massive de l’islam -  sont aujourd’hui la raison invoquée pour proposer une nouvelle compréhension de la laïcité. Il s’agit d’abord de transformer la privatisation des cultes en un considérable rétrécissement de leur exercice public (la religion est comprise, dans cette conception, comme relevant du domaine strictement individuel) ; il s’agit ensuite d’exiger la neutralité, non plus seulement du service public, mais de ses usagers, et de l’espace public tout entier. La laïcité n’est plus le respect des convictions de chacun, mais l’interdiction de toute attitude, de tout symbole religieux dans les espaces communs. Du coup, se développent des attitudes de défiance vis-à-vis de tout ce qui relève du religieux : on le soupçonne d’être facteur de violence, les enfants sont priés de cacher leurs médailles de baptême à l’école, crèches et sapins de Noël disparaissent… Notre laïcité sombre dans la peur du curé, alors qu’a disparu depuis le longtemps le spectre du cléricalisme.

 

"Il s’agit, bien sûr et en priorité, d’abord de l’islam et de l’inquiétude que provoque son irruption dans notre monde autrefois catholique. Mais les exigences de l’état de droit font qu’on ne peut pas traiter une religion différemment d’une autre : aucune loi ne saurait viser l’islam en particulier, sans avoir des conséquences sur l’organisation des cultes dans leur ensemble.

 

"Dans ce contexte, la tribune commune des responsables de cultes vient à point. Elle rappelle l’attachement de tous à la laïcité, comprise comme liberté d’opinion et respect des croyances. Elle signale les dangers d’instrumentalisation de l’idée de laïcité, que ce soit par un gouvernement ou par un parti politique quel qu’il soit. Elle signale que les croyants doivent faire entendre leur voix dans un tel débat, car ils sont les premiers concernés. Les signataires prennent date pour le mois d’octobre prochain en invitant à une rencontre nationale sur ce thème : un tel événement sera, n’en doutons pas, l’occasion de faire entendre un tout autre son de cloche que la mauvaise musique de la peur de l’islam."



  1. Yves Lambert, Dieu change en Bretagne, Paris (éd. du Cerf), 1985. []